UN CONTEXTE DANOIS CARICATURAL
Par Heidi BOJSEN et Johan J. Malki JEPSEN
jeudi 09 février 2006
Heidi BOJSEN professeur à l’université de Roskilde et Johan J. Malki
Jepsen politologue à Copenhague.
La question des caricatures de Mahomet est un enjeu qui concerne
tout le monde. Les représentations qui s'y rapportent balancent entre divers
registres de l’universel, pour se concrétiser dans des situations particulières
: l’humour qui élucide côtoie aisément la provocation qui blesse ;
l’arrogance, le mépris et l’ignorance se faufilent facilement entre les
intentions les plus nobles et les idéaux les plus chers. Tout le monde
peut se sentir touché et y voir une question de principe. Chacun selon
ses intérêts, sa sensibilité, sa foi et sa part de sens commun.
Cette question a une histoire beaucoup plus nuancée que ne le laisse croire le
manichéisme dans lequel elle a été enfermée. Il nous semble impératif de
rappeler le contexte spécifique dans lequel ces dessins ont fait leur
apparition, en l’occurrence le contexte danois, sans lequel toute compréhension
de l’enjeu en question serait illusoire et toute sortie de crise serait vaine.
Nous ne souhaitons nullement dicter ce que devrait être la réaction des uns et
des autres. Notre intention est ici d’éclairer et d’informer. En un mot, de
contribuer à remettre le sens commun sur la voie du bon sens. Ces caricatures
ne sont pas apparues au Danemark à partir d’une tabula rasa.
Le débat public danois s’est centré depuis plusieurs années, avec une
intensité jusque-là inégalée, sur la question de l’altérité, révélant
par là même la crise identitaire que traverse le pays : immigration, intégration,
Europe, mondialisation, « valeurs danoises » (danskhed ou « danicité »),
constituent les termes du discours public prédominant.
Celui-ci a fini par relever de l’injure xénophobe et du manque de respect.
Les stéréotypes sont devenus, pour une part importante des milieux médiatico-politiques,
la valeur absolue de la rhétorique du discours public.
La conséquence inévitable de cette effervescence du débat public a été une
normalisation et une banalisation de la xénophobie pour un pan non négligeable
de la société danoise au nom même du principe sacro-saint de la liberté
d’expression. Dans notre société où la culture politique repose fortement
sur le pragmatisme et le consensus, cette soupape populiste a principalement
fonctionné pour stigmatiser les musulmans et l’islam, dont on méconnaît
toute la complexité et la diversité.
A ceci s’ajoute le fait qu’au Danemark l’Eglise n’est pas séparée de
l’Etat. Certains soutiennent, toutefois, que la politique y est séparée de
la religion. Il existe néanmoins une religion d’Etat : le protestantisme luthérien.
Les prêtres ont le statut de fonctionnaires. Les cours de « christianisme »
sont obligatoires à l’école publique. L’inscription à l’état civil des
nouveau-nés est effectuée exclusivement par l’administration de l’Eglise
luthérienne.
Or la plupart des Danois se disent non pratiquants, certains non croyants. Mais
la religion n’est pas une affaire strictement privée pour la majorité
d’entre eux : elle est perçue comme constitutive de l’homogénéité
culturelle et de l’identité nationales. On s’en sert aussi quand on veut se
retrouver dans des rites communautaires tels que les grands repas de Noël ou
les fêtes de mariage.
Mais le regard essentialiste prédomine : on se sert de la religion aussi pour définir
l’étranger, dont on ne saisit pas immédiatement la proximité identitaire.
Le recours croissant à la rhétorique de la stigmatisation ne s’est
malheureusement pas limité aux termes du discours public.
La législation danoise n’a pas tardé à prendre le relais. Depuis 2002, le
gouvernement a réduit l’aide sociale aux étrangers pendant les premiers mois
de leur période de résidence.
Cette loi devait inciter, selon ses partisans, à une meilleure intégration.
Elle entraîne plutôt une marginalisation accentuée, selon les analyses du
centre de recherches sociales Casa. Egalement en 2002, a été votée la loi
dite « des 24 ans ». Elle interdit aux résidents du pays - citoyens danois
compris - d’habiter avec leur époux ou épouse de nationalité non danoise
sur le territoire du royaume avant que l’un et l’autre aient atteint l’âge
de 24 ans.
La loi a été critiquée par le commissaire chargé des droits de l’homme au
Conseil de l’Europe. Une critique partagée et soutenue par la chef de l’Institut
danois des droits de l’homme à Copenhague et par plusieurs politiciens de
l’opposition.
C’est cette nouvelle pratique du pouvoir, fondée sur l’idée de « tolérance
zéro » (ou intolérance ? ), inaugurée par le chef du gouvernement actuel,
qui a été employée à l’égard des ambassadeurs des pays musulmans.
En refusant de les recevoir, après la publication des caricatures de Mahomet,
et d’engager, à leur demande, le dialogue sur le terrain de la diplomatie, il
a fait montre d’un manque de discernement surprenant. L’affaire a pris la
tournure d’un incident diplomatique. Les bases de l’internationalisation de
cette question des caricatures ont ainsi été jetées. La visite d’un groupe
d’imams, présumés fondamentalistes et résidant au Danemark, dans certains
pays arabes pour chercher un soutien à leur cause a alors ouvert le second acte
de cette histoire.
Surpris et effrayé par la rapidité et l’efficacité de la campagne de
boycott des produits danois, le gouvernement a préféré nier sa part de
responsabilité et choisir la fuite en avant, adoptant une stratégie de
coalition, européanisant ainsi une question de politique intérieure qui le dépassait
soudainement. Sa tentative de polarisation à l’échelle internationale de
cette question, entre, d’un côté, l’Occident et, de l’autre, le monde
musulman, autour, exclusivement, du clivage de la liberté d’expression, est
des plus cynique et des plus dangereuse pour la stabilité, déjà amplement
mise à mal, d’une grande partie du monde. Curieusement, l’opposition
danoise a montré une totale impuissance face à ce développement.
Mais l’impuissance ne signifie nullement la non-existence. A titre
d’exemple, des collectifs de médecins, de prêtres, d’écrivains,
d’ambassadeurs à la retraite, certains journaux et un nombre considérable
d’associations ont tenté d’exprimer leur désapprobation vis-à-vis de
cette orientation de la pratique politique au Danemark.
Leur contestation a le plus souvent été récusée. Il est nécessaire, du
reste, de signaler que les deux autres grands quotidiens du Danemark, Politiken
(centre gauche) et Berlingske Tidende (conservateur), ont ouvertement choisi, dès
le début, de ne pas tomber dans le piège islamophobe de la pseudo-lutte pour
la liberté d’expression invoquée par le quotidien par qui la crise est arrivée,
Jyllands-Posten.
L’enjeu réel de cette question des caricatures n’est nullement celui
d’une menace contre la liberté d’expression. Certains veulent cacher une
forêt avec un arbre !
Les dessins n’ont pas été publiés en vue d’un véritable débat. Ils relèvent
d’une entreprise de stigmatisation et de propagande xénophobe et populiste à
l’encontre d’une minorité ethnique au Danemark. Le véritable enjeu est ici
celui du respect de la diversité, que les sphères nationalo-populistes
refusent, quitte à brandir la liberté d’expression lorsque celle-ci sert
leurs intérêts. La liberté de la presse n’a jamais non plus été illimitée
! Il ne s’agit pas non plus de l’amputer.
Un minimum de vigilance éthique, de sens des responsabilités et de respect de
la différence nous sortirait des méandres de ces pulsions destructrices héritées
du temps où l’on justifiait la soumission de certains peuples par le besoin
de les civiliser.
La liberté d’expression, dans un climat où l’un des partenaires est systématiquement
rendu suspect, n’est pas une liberté réelle, parce que la liberté
d’expression - y compris la satire la plus acide - sera vaine si elle n’est
pas accompagnée d’un encadrement éthique partagé et d’une prise en compte
des rapports de force en jeu.
Dans le cas présent, l’agresseur prétend être la victime. Une aberration !
Cela dit, le Danemark compte de nombreux adeptes du bon sens, toutes croyances
confondues, qui ont besoin de soutien pour sortir de cette logique folle du «
vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous » et défendre le respect de la
diversité.
L’enjeu est de vivre en paix et dans le respect mutuel, non pas de tomber dans
le piège de l’idéologie du choc des civilisations dont rêvent les deux extrémismes
prédominants du moment : le fondamentalisme religieux et le populisme xénophobe.
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