La République ne doit-elle reconnaître qu'une langue unique?

Après le vote à l’assemblé de Corse…

Après le vote, le 17 mai dernier, à l'Assemblée de Corse, du statut de co-officialité et de revitalisation de la langue corse, le débat autour de la ratification de la Charte européenne des langues minoritaires, est une nouvelle fois relancé. Le fait que l'Assemblée de Corse prenne une décision visant à garantir l'emploi officiel à parité du français et du corse dans les différents domaines de la vie publique, peut légitimement interroger. Elle interroge nos institutions et singulièrement la Constitution française, mais elle interroge aussi du point de vue de la faisabilité du dispositif, difficilement transposable aux régions pratiquant, par exemple, plusieurs langues régionales. Cette décision interroge enfin la Charte européenne des langues minoritaires autour de laquelle les polémiques vont bon train! Il est du reste troublant de constater que les forces politiques revendiquant la ratification de cette charte, sont les mêmes qui refusent de la signer pour des motifs juridiques et techniques, tandis que ces mêmes forces politiques prennent prétexte de cette non ratification pour ne formuler aucune proposition de loi pour promouvoir les langues et cultures régionales! Disons le franchement et clairement : qu'il y ait ou pas ratification de la Charte européenne des langues minoritaires, il faudra, en toute hypothèse, faire adopter par le Parlement une  loi-cadre et rien ne s'oppose aujourd'hui à ce que des dispositions soient engagées dans ce sens. Il n'est donc pas juste de faire dépendre l'engagement pour la  défense du bilinguisme de la seule ratification de la Charte européenne des langues minoritaires. Ceci nous économiserait aussi certaines démarches hasardeuses en cours, consistant à vouloir faire évoluer notre Constitution en la plaçant sous la dépendance de sa compatibilité avec la Charte européenne.

Ce bref rappel renvoie aussi à l'identité et à l'histoire du mouvement ouvrier et démocratique et aux combats menés pour soutenir les cultures populaires ouvertes à la diversité linguistique. Il ne faut donc pas attribuer au mouvement ouvrier la conception uniformisante de la République et de sa langue,  parfois qualifiée de jacobine. Ce furent les engagements de Jean Jaurès pour l'apprentissage des langues méridionales, ceux de Marcel Cachin pour défendre la langue Bretonne, ceux plus récents des députés communistes qui, en 1988 portèrent à l’ Assemblée nationale, un grand projet de loi sur les langues régionales.

Rappelons aussi qu'en Bretagne la défense de la Langue bretonne a toujours été un axe fort du militantisme laïque, marqué, notamment, par  le mouvement «Ar Falz» dont le fondateur était Yann Sohier.  

Le contexte d’aujourd’hui :

Dans le contexte que nous connaissons, Il va de soi que les évènements et créations culturels aux connotations identitaires évidentes, illustrent l'adhésion de l'opinion publique aux cultures régionales dans ce qu'elles revêtent de populaire et d'ouverture aux autres cultures du monde. Ainsi, par exemple, en franchissant le cap des 750 000 participant-e-s pour son édition 2013, le festival inter-celtique de Lorient, événement de portée européenne et mondiale, devient désormais une référence populaire en matière de chants, danses,et chorégraphies pour les cinq continents du monde.  

A l'inverse, l'absence de prise en compte par nos institutions, du fait régional et des cultures populaires qui lui sont liées,  est  vécue comme  une forme de frustration et d'exclusion, dans un Monde n'ayant de cesse de promouvoir de l'évènementiel marchand, aux connotations anglo-saxonnes plus ou moins avouées et ayant comme vecteur d'expression une langue....qui n'est ni le breton ni le corse!

Ce simple constat devrait constituer une invitation à la réflexion. Du faitrégional approprié peut sortir le meilleur comme le pire.  D'une part, dans un monde caractérisé par une perte de repères et une absence de perspective transformatrice au plan politique, la référence identitaire pour être quelqu'un et de quelque part, peut constituer un acte d'adhésion à une aspiration à mieux vivre  l'épanouissement de son identité. A l'inverse, toute adhésion à une appartenance identitaire s'excluant du reste du Monde, peut être génératrice d'exclusion, d'absolutisme identitaire ou religieux conduisant à une forme de dogmatisme contraire à la République. Il est troublant de constater, par exemple, dans certains quartiers dits «populaires», que les immigrés de deuxième génération se trouvent moins bien intégrés que ceux de la génération qui les précédait. Cette intégration difficile conduit parfois à des replis identitaires dans lesquels s'amalgament identités ethniques et identités religieuses. N'est-ce pas un peu la preuve que la République avec ce qu'elle porte par ailleurs comme valeurs, notamment en matière de laïcité, a atteint ses limites en ne parvenant pas  à assurer la pleine intégration et l'épanouissement des identités par le plein épanouissement des diversités culturelles?

La République aussi doit s’interroger

Nous assistons dans nos communes et surtout dans nos quartiers à des attitudes de recherche de conversion identitaires ou, en tout cas, à des comportements s'apparentant à des adhésions identitaires. Le phénomène n'est pas marginal et  devient  même parfois le moteur de comportements sociaux et sociétaux. La conversion à des absolutismes moraux, représentés par des identités à caractère religieux,  sont la meilleure preuve que la République dans les conditions de son temps n'a pas tout résolu! Il devient donc urgent de conjuguer dans les conditions de notre temps, République du 21ème siècle et Laïcité!

On peut donc affirmer, sans risque de se tromper, que ce ne sont pas nos langues et cultures régionales qui menacent notre République. Il conviendrait même d'inviter notre République à s'interroger sur elle même. D'emblée, il convient donc d'observer que  si les progressistes de France sont les héritiers de la République, il faut aussi admettre que cette République s'est construite par exclusion des langues et cultures identitaires régionales.

Éloignées de tout et des centres de décisions, condamnées à apprendre la langue de la République par exclusion de leur culture, confrontées aux moqueries et aux railleries, ces personnes ont souvent «pris le train de la République» pour s'émanciper, sans jamais oublier d'où ils venaient.

«En allant gagner leur vie loin de la terre où ils sont nés», les «Bretons de Paris» comme d'autres populations immigrées, constituèrent leurs associations qui ont contribué à transmettre cette culture régionale consubstantielle de leur identité pour devenir aujourd'hui les «Parisiens de Bretagne» perpétuant et développant les divers aspects de leur culture.

Le récurrent débat à gauche sur les questions régionales

Mais au delà des seules questions de procédures, de droit et de répartition des prérogatives au plan institutionnel, l'affirmation du fait régional jusque dans la prescription linguistique avec une portée normative affirmée telle que l'a décidée l'assemblée de Corse, suscite des désaccords, y compris à gauche. La gauche française, y compris les communistes, en défenseurs de la République, considère qu'au principe d'indivisibilité de celle-ci doit aussi correspondre l'usage d'une langue unique; il ne faut pas perdre de vue non plus que le développement de la langue française a aussi permis aux populations des différentes régions de France de se comprendre entre elles. En outre, les périodes sombres de l'histoire de l'occupation allemande et de la collaboration des milices autonomistes contre les combattants de la résistance, ont jeté un discrédit sur les valeurs émancipatrices portées par les cultures régionales, et donc sur le développement de la pratique des langues régionales elles mêmes. La sensibilité régionaliste ainsi dévoyée pour affaiblir la République et ses valeurs, alimente les options souverainistes tendant à privilégier une approche préférentielle du national par opposition aux risques de dérives que comporterait l'échelon  régional. Au delà donc de la seule question du bilinguisme, cet état de fait renvoie à la question de la décentralisation et en particulier à celle de la place des Régions qui se pose de manière différente de celle de la place et du rôle des départements. Mais,      Contrairement à ce qui peut s'écrire ou se dire ici ou là, la décentralisation, qui n'est pas une décentralisation dela République mais une décentralisation dans la République, n'affaiblit pas la nation en tant que communauté humaine qui s'est construite historiquement. Elle devient une dimension de la construction républicaine or, cette option politique n'est pas toujours partagée non plus par les tenants du centralisme, souvent à la peine pour définir la décentralisation qu'ils souhaiteraient.

Pour une approche de gauche résolument universaliste

Je crains qu'à gauche nous restions prisonniers d'un schéma de pensée conditionné par une forme réductrice, consistant à se limiter aux actes de portée nationales pour normer ce que  seraient prétendument les missions émancipatrices. Ceci conduit à réduire en concepts universels les seuls grands évènements vécus dans les grands pays ou les grandes nations abritant de grandes civilisations. Pourtant, un individu, un pays, une région du Monde ne peuvent s’ouvrir à l’autre, au Monde tout entier,  et  construire leurs pensées vers une universalité nécessaire, que s’ils sont solidement ancrés dans leur culture et dans leur identité propre. Bref, avoir conscience à la fois de son histoire, se rappeler d'oùl’on vient et les valeurs autour desquelles se fonde un idéal, c'est tout simplement prendre en considération ce qui fonde la particularité.

N'est-ce pas par opposition à ces préceptes et au nom d'une certaine prétention émancipatrice, que le colonialisme  s'est parfois targué d’être « civilisateur » alors même que la barbarie et l’humiliation qu’il engendrait étaient le contraire même des valeurs dont se revendiquaient ses acteurs?

Une véritable gauche française,  universaliste,  ne devrait-elle pas être celle qui ne craint pas de parler de l’identité, résultante du rassemblement des différences venues de partout, et s'amalgamant dans un élan d'idéal commun d'ouverture sur le Monde?  La gauche universaliste, ne devrait elle pas être une gauche qui se débarrasse de tous ses a priori,  pour rencontrer l’autre, et tendre à l’universalité, sans renier son identité et son histoire propres, mais aussi sans imposer une vision culturellement unilatérale?

Ne serait-ce pas là le bon moyen de défendre la laïcité dont la vocation est clairement universaliste, puisqu’elle permet à des cultures, des croyances et des modes de vie différents, parfois divergents, de cohabiter pacifiquement. Dans un État laïque, la loi commune vise le seul intérêt général; elle est donc universellement partageable. Cette universalité portée par les valeurs de la la¨cité, n'appelle-t-elle pas une ambition nouvelle pour l'école afin d'ouvrir le champ de la découverte des langues régionales à toutes les écoles d'une même Région?

Il n’y a pas de culture d’en haut et de culture d’en bas; il n'y a pas non plus de langue d'en haut et de langues d'en bas. Et on ne peut pas dire oui aux chants du peuple, aux cultures populaires, aux cultures ouvrières ou maritimes, aux cultures urbaines et dans le même temps banaliser les  langues et langages qui les portent. Ce combat participe donc de l'engagement pour défendre la démocratie culturelle et la diversité culturelle. Ce combat-là est aussi celui de la défense  des cultures populaires.

Pour ceux qui auraient des doutes sur la portée de ces universalismes, on ne peut les que les encourager à relire le grand poète Breton d'expression française qu'était Eugène Guillevic et qui disait que «plus on est enraciné et plus on est universel». Souvenons nous du magnifique discours de JMG Le Clézio dédié à Elvira en ce jour magnifique où il recevait le prix Nobel de littérature; Relisons aussi le Discours sur le colonialisme et le Discours sur la Négritude d’Aimé Césaire : « Maintenir le cap sur l’identité – je vous en donne l’assurance –, ce n’est ni tourner le dos au monde ni faire sécession au monde, ni bouder l’avenir, ni s’enliser dans une sorte de solipsisme communautaire ou dans le ressentiment. Notre engagement n’a de sens que s’il s’agit d’un ré-enracinement certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité. »

Cet universalisme n’impose rien : il est le biais par lequel peuvent se multiplier les échanges, les confrontations pacifiques d’origine et d’opinion différentes, des peuples et des cultures.

Décentralisation, langues régionales et place des régions

« La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire, elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisée pour ne pas se défaire » (François Mitterrand, 15 juillet 1981). 

En réalité, les actions conduites par les régions jouent un rôle déterminant pour permettre à la France de rattraper son retard, résister aux uniformisations et favoriser un enracinement porteur de valeurs universelles d'ouverture à toutes les cultures du Monde. Le véritable défi relevé par les Régions ne constitue  ni  une substitution à la République ni un affaiblissement de celle ci. C'est un défi de créativité démocratique qui devrait servir la cause de l'initiative parlementaire et donc de la démocratie elle même, à l'échelle du pays tout entier.

L'initiative prise par l'Assemblée de Corse intervient dans un contexte caractérisé par une offensive visant à imposer une privatisation généralisée de la culture et donc de ses vecteurs de diffusion et  de développement, au premier rang desquels se trouvent les langues et les langages. L'Europe et les USA sont en négociation pour un accord de libre-échange qui sera un des plus importants de tous les temps. L'aveu est de taille : la culture serait aussi une marchandise aux motifs qu'il n'y aurait aucune raison de doter de statuts spéciaux les produits et productions relevant de la culture. Aux yeux du libéralisme européen et mondial, tous ces biens, ces patrimoines, doivent construire leur développement  sur des marchés où il faut trouver affaires et clients solvables.

Le mot est lâché :  il faut arrêter de dépenser de l'argent dans des actions publiques,  qui selon ces libéraux de tous poils, prolifèrent dans les ministères de la culture et de l'éducation mais aussi dans les régions, les départements et les collectivités locales.

Point n'est besoin de s'attarder ici pour démontrer comment, selon ces critères, les langues et cultures régionales seraient condamnées, soit à disparaître soit à être remises entre les mains de structures privées et autres groupes d'influence, qui deviendraient ainsi les exclusifs détenteurs de leur préservation et de leur développement. Il convient donc de situer aussi l'initiative de l'Assemblée de Corse comme acte public majeur, d'opposition à la privatisation et à la privation de la culture.

Au moment où ces lignes sont écrites, nous apprenons que  le breton va être enseigné aux USA  dans le cadre de sessions spécifiques, auprès des étudiants de master et de doctorat, dans le cadre d'un de partenariat entre le département de breton et d'études celtiques de l'université de Rennes 2  et le département de langues et littératures celtiques de l'université américaine de Harvard. Ce seul événement suffit pour illustrer la grande ambition publique qu'il y a lieu de nourrir pour défendre nos langues régionales.

Sans attendre que tous les problèmes soient résolus ailleurs, l'Assemblée de Corse, présidée par le communiste Dominique Bucchini, a pris une initiative audacieuse en relevant le défi de la confrontation démocratique et du débat. Ainsi, une assemblée régionale affiche publiquement ses ambitions et  assume en toute transparence les suites et les limites qui en découlent. En faisant ce choix,  en toute transparence et  pour répondre à une aspiration populaire forte, ne déjoue-t-elle pas aussi les dangereux pièges des «absolutismes identitaires» après avoir sûrement mesuré, en toute lucidité que, très souvent, c'est sur les terres laissées en friches, que poussent les mauvaises herbes?